Cette semaine on se retrouve pour un anniversaire un peu particulier, celui d'un disque qui a changé à jamais le visage du rap français. Pour le meilleur comme pour le pire, car si Lunatic a évidemment participé à écrire les lettres de noblesse de notre musique, il a aussi été l'une des raisons pour laquelle le rap FR était bloqué pendant plus de dix ans sur le côté "caillera / sombre" dans les années 2000, avant de revenir à quelque chose de plus varié dans les années 2010. Pour beaucoup de fans, et même pour beaucoup de rappeurs qui s'en sont inspirés, "Mauvais Oeil", le seul et unique véritable album de Lunatic, est le meilleur album d'un groupe de rap français. Pourquoi ? On va redécouvrir tout ça avec vous et pour vous faire kiffer, on a même remis pas mal de morceaux dans l'article.
Des prods incroyables
On va commencer par s'attarder sur un des aspects souvent négligés quand on parle d'un disque de rap, surtout à l'époque : la qualité des productions. Un aspect qui est pourtant primordial, car si la voix, le flow et les textes des rappeurs sont évidemment l'aspect le plus important dans le rap actuel, le côté instrumental, le travail des DJs et des beatmakers, est tout aussi capital pour faire un bon morceau, et encore plus quand il s'agit de donner une couleur à un album.
Pour ce qui est de la couleur de "Mauvais Oeil", vous vous en doutez, c'est le noir. Ou à la limite, gris foncé sur le seul titre un peu moins sombre du disque, "HLM 3". L'heure n'est pas à la rigolade pour les deux rappeurs du 92 et leurs producteurs l'ont bien compris, qu'il s'agisse d'Animalsons, de Fred Dudouet ou encore du légendaire Geraldo. Pas moins de 6 producteurs ont bossé sur le disque, mais le rendu est hyper cohérent, avec une ambiance très oppressante qu'on a retrouvé par la suite pendant 10 ans dans tous les disques de rap français. Et pour que vous voyez comment on fait une prod de rap en mode "débrouillard", on vous remet la vidéo de Fred Dudouet lorsqu'il recrée l'instru du titre "Le Son qui met la pression". A montrer dans toutes les écoles de beatmaking !
Révolution dans l'élocution
Maintenant qu'on a un peu parlé des prod, il est temps de passer aux rappeurs. Car Booba et Ali méritent bien qu'on s'attarde sur eux, au vu de l’impact qu'ils ont eu sur toutes les générations futures. Pour Booba, on n'a pas besoin d'en rajouter sur ses punchlines, on parle déjà assez de lui toute l'année. Quant à Ali, il fait partie de ces artistes, à l'image de Fabe ou du Rat Luciano, qui nous manquent tellement qu'on attend n'importe quelle nouvelle les concernant comme s'ils étaient de notre famille. B2O et ALI ont uni leurs forces pour cracher leur haine, mais aussi leurs ambitions et leur détermination, d'une manière jamais faite dans le rap auparavant.
Ce disque marque la rupture avec "l'ancienne école" IAM/NTM (on caricature un peu) qui avaient tous une diction très scolaire, des mots bien propres, bien découpés, avec souvent un vocabulaire soutenu un côté très poétique. Là où Lunatic a rapporté beaucoup de verlan, de mots d'argots (le fameux "kho", entre autres), et de langage un peu crypté, venu directement du bas des tours, car ils n'ont pas pour ambition de parler à la masse, mais bien de rapper pour ceux qui leur ressemblent. Et vu comment le public a réagi, on peut dire que c'est mission accomplie !
Lunatic, le Mobb Deep français ?
Les duos dans le rap français, surtout à l'époque, c'est souvent l'occasion de vérifier que les opposés se complètent bien. A l'image de NTM, avec un Joeystarr à la fois plus torturé et plus énergique, et un Kool Shen plus mélancolique mais aussi avec plus de recul, par exemple. Pour Lunatic, Booba et Ali sont aussi deux opposés qui se complètent.
Ali est plus "clairvoyant", il passe beaucoup de messages remplis de foi, c'est d'ailleurs la première fois qu'on entend autant parler de religion dans le rap français. Plus lumineux, positif parfois même, mais loin d'être naïf : c'est lui qui amène sur la table le fait que les erreurs de jeunesse vont servir plus tard dans "Pas l'temps pour les regrets". Là où Booba est beaucoup plus nihiliste, même s'il a du recul là-dessus, avec un côté violent beaucoup plus débridé : "Je kiffe le succès, les procès sans proc' et les gros seins, et les balances quand ils se font crosser". Si les deux hommes détestent l'état et les institutions, Ali a tout de même la paix comme objectif, là où Booba joue à merveille le rôle du marginal incontrôlable.
On a l'habitude de dire qu'à cette époque, le rap français avait 10 ans de retard sur les States. Mais Lunatic, eux, n'avaient que quelques petites années de "retard" sur ce que proposait Mobb Deep à l'époque et dont ils se sont très certainement inspirés. On retrouve pas mal d'ingrédients qui ont fait le succès du duo new-yorkais, avec ce côté très sombre, très gangsta, très nihiliste, avec des rappeurs qui donnent des codes pour survivre dans ce monde où tout semble s'écrouler, où on ne peut plus se fier aux états ni aux institutions telles que la justice, la police, ... "La Lettre", "Civilisé", "Avertisseurs", sont de bons exemples de ce qu'on vient de développer.
"Notre histoire au moins, j'espère qu'elle est pas trop triste à la fin..."
Si l'histoire de Lunatic et de leur album "Mauvais Oeil" est aussi marquante, c'est pour plusieurs raisons, et la première d'entre elles, c'est que leur succès s'est construit en indépendance, à une époque où tous les gros rappeurs étaient progressivement signés par les maisons de disques, conscientes des enjeux économique de cette musique qui était nouvelle à l'époque. Booba y fait d'ailleurs référence dans "La lettre" : "Au fait, paraît que l'industrie du disque a saigné, et que les n*gros arrêtent pas de signer". Pour Lunatic, pas de major : c'est 45 Scientific qui sortira le disque, qui sera sacré disque d'or deux ans après sa sortie. Ce qui est l'équivalent d'un disque de platine aujourd'hui, avec 100 000 copies écoulées.
C'est le fait d'être en indé qui a permis à Lunatic d'être aussi libre dans leur manière de rapper, avec des propos parfois violents, ou "hardcore", comme on les qualifiera plus tard. Avec Geraldo en chef d'orchestre, on ne pouvait qu'avoir une masterclass au final et c'est ce qui a eu lieu. Mais si "Mauvais Oeil" a été aussi impactant, c'est également parce que c'est le seul vrai disque de Lunatic, puisque le groupe a fini par se séparer quelques années plus tard. Ali a poursuivi de son côté sa quête d'apaisement et de spiritualité, quand Booba a foncé tête baissée pour faire sauter tous les codes de l'industrie de la musique et du rap, dont il deviendra le "maître" quelques années plus tard. Toutes les bonnes choses ont une fin et comme Lunatic, c'était vraiment une très bonne chose, la fin était inéluctable...