"En attendant l'album" : quand le rap français découvrait Sinik

"En attendant l'album" : quand le rap français découvrait Sinik

On est en 2004, il y a 20 ans, et le rap français s'apprête à prendre une grosse baffe en provenance des Ulis, dans le 91, mise par Mr Sinik.

On continue notre tour des disques qui ont marqué le rap français. Après s'être attaqués à des classiques connus de tous, comme "Mauvais Oeil" de Lunatic, "La Fierté des Nôtres" de Rohff, ou encore "95200" du Ministère A.M.E.R., on s'attaque cette fois à un disque qui n'a peut-être pas eu l'impact des précédents. Mais cet album était quand même le point de départ officiel d'une aventure incroyable : celle de Sinik. Un rappeur qui avait déjà fait ses armes dans les années 90, notamment avec son groupe des Ulis, L'Amalgame, puis Ul'Team Atom. Il avait même déjà fait quelques feats avec Diam's qui commençaient à bien tourner, avait participé au morceau culte "Paname All'Starz" sur l'album de Sniper. Mais avec "En attendant l'album", sorti il y a 20 ans en 2004, Nik-si, ou Mals1, appelez-le comme vous voulez, a commencé à terrifier le rap français, avec ce street-album qui était un peu un des premiers du genre.

Le premier gros street-album du rap français ?

Si on se compare à nos voisins américains, on ne peut pas dire que la France ait inventé grand chose en terme de rap. Mais il y a une chose dont on peut être fiers : la création du format "street-album", un terme qui était omniprésent dans les années 2000. Pas vraiment un album, mais pas vraiment une mixtape non plus, le street-album est un format "marketing" avec lequel les artistes annoncent qu'ils vont se lâcher. Le street-album est en général aussi long qu'un album, il a souvent une ligne directrice, comme un album, mais la différence se fait au niveau des moyens mis pour la production, et donc, du retour sur investissement attendu. En clair, les artistes peuvent se permettre de foutre un peu tout et n'importe quoi puisqu'il n'y a pas trop d'attentes en terme de ventes, ils sont donc libérés d'un poids artistiquement.

Sorti en juin 2024, "En attendant l'album" a pour but de faire patienter les fans de Sinik, qui commencent à être de plus en plus nombreux au début des années 2000, jusqu'à la sortie de "La Main sur le Coeur". Alors que le rappeur des Ulis (du quartier des Hautes Bergères, plus précisément) a commencé à se présenter par quelques tracks et quelques feats, il a décidé que sortir son street album serait la meilleure manière de faire monter le buzz autour de son futur projet, qui devra lui toucher plus de public. On peut dire que c'est mission accomplie : le projet s'est écoulé à 75 000 exemplaires, à l'époque où le téléchargement illégal faisait baisser les chiffres de tout le monde. Et avec un banger comme "L'assassin" en track numéro 1, il a marqué tous les esprits des fans de rap à l'école.

Sombre, brutal et percutant

Si aujourd'hui, on ne présente plus Sinik, le profil était assez atypique à l'époque et le rap français n'avait pas encore vu émerger de tel personnage parmi l'ancienne génération. Alors que les MC Solaar, Kool Shen ou Akhenaton faisaient tendre leur écriture vers la la poésie, celle de de Sinik est beaucoup plus agressive et beaucoup plus simple. On peut l'expliquer par plusieurs choses : le fait que Mals1 vient du battle rap, un milieu où on n'a pas froid aux yeux concernant les punchlines un peu violentes, comme on le voit dans "L'Assassin". Mais aussi parce qu'il vient du 91, et qu'à l'époque, beaucoup de quartiers, dont le sien, étaient en guerre avec les autres. Tout ça, en plus de ses séjours en prison pendant sa jeunesse. Une ambiance de bagarres et de guet-apens qu'on peut retrouver dans certains morceaux, comme "One Shot" : "J'arrive d'un monde où la violence a tous les droits", c'est comme ça que Sinik commence son couplet, et ça donne le ton de ce qu'il avait vécu auparavant. 

On retrouve même ce côté agressif et guerrier jusque dans les prods (qui ne sont pas forcément le point fort du projet, qui tient surtout debout grâce à l'énergie de Sinik). Quelques tracks plus tard, sur "Le monde est à vous", il commence également à kicker de manière percutante avec un "Bienvenue dans le monde où les démons t'offrent des roses, où toute la cité brûle quand les dé-con coffrent tes soces". Le sentiment d'urgence est omniprésent dans tout l'album : Sinik joue toutes ses cartes pour sortir de la misère, de la violence qui l'entourent, mais on a aussi chez lui une vraie volonté de choquer par les images et les punchlines, un terme qui prend tout son sens sur cet album : des lignes qui te frappent en plein visage quand tu les écoutes.

Une vraie mélancolie, une vision et un talent pour le story-telling

Mais si Sinik a marqué les esprits, avec cet album comme pour la suite de sa carrière, ça n'est pas seulement pour son côté "rentre-dedans", provocateur, insolent et rebelle. C'est aussi pour les émotions qu'il arrive à transmettre avec ses morceaux. Plus tard, on se souviendra notamment de "Epoque Formidable" ou "Coeur de Pierre", mais sur ce street album, il y a déjà ce genre de titres, très mélancoliques, amers, comme "Dis leur de ma part" par exemple. Quelques notes de piano, une ligne de percu, et le flow de S.I.N.I.K. qui dresse un triste constat sur la société et le monde qui l'entoure. Une recette qu'on retrouvera sur plusieurs de ses futurs disques. 

On retrouve également cet aspect sur "32 mesures de haine", un morceau qui a eu une belle postérité et fait clairement partie des meilleurs titres de Niksi. Dans "Tard le soir", on se rend compte que le rappeur est plutôt à l'aise dans l'art du story-telling, avec ici, l'opposition entre la police et les jeunes désœuvrés au centre du morceau. Encore un aspect avec lequel Sinik mettra les gens d'accord, même si la forme du morceau reste assez brutale, mais elle s'appuie sur un vrai constat : les jeunes et les keufs ne peuvent plus se voir, et encore moins de parler, trop de choses se sont passées et les deux camps sont irréconciliables.

Globalement, on a dans ce street album tous les ingrédients qui feront le succès de Sinik dès l'année suivante, puisque "La Main sur le Coeur" sortira en 2005. Avec le côté brutal un peu moins prononcé, même s'il gardera son amour pour le kickage et les images qui choquent. Ce qui est sûr, c'est que ce disque, "En attendant l'album", a parfaitement rempli sa fonction, et est un des seuls street-album de France à avoir connu un tel succès.