En 2024, il y a un sacré paquet d'albums classiques du rap français qui fêtent un anniversaire important. On en reparlera probablement dans les prochaines semaines : Oxmo Puccino, Ol'Kainry, Nysay, Médine, Sinik, Alibi Montana, tous ces grands noms ont sorti un projet important il y a 20 ans, par exemple. Mais il y a certains disques qui ont été plus fondateurs que d'autres, plus structurant pour la suite du rap game en France. "95200", le second album officiel du Ministère A.M.E.R, en fait partie. Sorti en 1994, l'album fête ses 30 ans cette année, le groupe s'est d'ailleurs réuni pour une tournée qui a déjà commencé, avec une ambiance incroyable dans les salles. C'est l'occasion idéale pour (re)découvrir ce classique du rap FR !
Sarcelles représente
Les moins de 20 ans ne s'en rappellent certainement pas mais il y a une époque pas si lointaine (enfin, un peu quand même) où le 95 dominait la scène du rap français. En tout cas, le département faisait partie des meilleurs viviers de France en terme de rappeurs talentueux, dans la deuxième moitié des années 90. On pense bien sûr à Arsenik, puis, plus tard, à Sniper, mais tout ça n'aurait probablement jamais vu le jour si le Ministère A.M.E.R. n'avait pas posé les fondations de toute cette scène dès le début des 90's, voire même, à la fin des années 80. C'est à cette époque que deux rappeurs, pour le moment inconnus, vont finir par s'associer et inviter leurs potes pour former une espèce de super-groupe : Stomy Bugsy et Passi ont ainsi posé les premières pierres de ce qu'allait devenir le Ministère.
Comme souvent à l'époque, on a d'abord des potes d'enfance, parmi lesquels on retrouve Stomy, Passi, mais aussi Hamed Daye, Kenzy, Moda, et enfin DJ Desh et DJ Gletch, qui vont d'abord se regrouper sous la forme d'une association, AMER (qui peut avoir plusieurs sens), devenue plus tard le AMER Posse et enfin, un peu plus tard, le Ministère A.M.E.R. Le groupe publie un premier album en 92, "Pourquoi tant de haine", avec des titres cultes comme "Brigitte femme de flic", devenu un des morceaux anti-police les plus légendaires du rap français. Mais le deuxième album, "95200", sera une réussite encore plus grande.
Du rap engagé
Il y a une chose qu'on ne pourra jamais enlever aux rappeurs de Sarcelles, c'est la manière dont ils arrivent à combiner le sens de la fête, l'humour, avec un engagement assez radical dans certains de leurs textes. Ca commence dès l'intro de l'album, "Prélude au réveil", en répétant des phrases plutôt inquiétantes et révoltantes, comme "Combien de fois allez-vous encore accepter d’accompagner les vôtres jusqu’à leurs tombes ? Combien de fois allez-vous encore accepter que les vôtres tombent ?". Le ton est donné : ici, ça va parler français, comme disent les jeunes d'aujourd'hui. Pas question de passer sous silence les violences policières sous prétexte que ça fait moins vendre, d'ailleurs, "Cours plus vite que les balles" en est un bel exemple. Le morceau raconte tout simplement une soirée qui part en couilles : après avoir été braqués par les flics à la suite d'une soirée un peu mouvementée, nos jeunes rappeurs sont obligés de tailler en courant, car "c'est la peine maximale, ou la pierre tombale", comme ils le disent dans le refrain.
Pas beaucoup de chance de s'en sortir lorsqu'on est un fils d'immigré, Passi et Stomy l'ont bien compris. Ils sont d'ailleurs peut-être les premiers dans l'historie du rap en France à mettre en avant tout ce questionnement autour de la double nationalité, de la double culture, dans un morceau comme "Pas venu en touriste" aux côtés d'Hamed Daye.
Quand les rappeurs s'adressent aux quartiers
Alors que les "anciens" de IAM et NTM étaient plutôt dans une dénonciation ds conditions de vie dans les banlieues (ou les Quartiers Nord, pour nos grands frères du Sud), espérant à la fois représenter la jeunesse populaire, mais aussi tirer la sonnette d'alarmer de l'opinion publique, le Ministère AMER s'adresse lui en priorité aux jeunes des quartiers. A l'époque, Passi et Stomy viennent de dépasser les 20 ans, pareil pour Hamed Daye, et Doc Gynéco, lui aussi présent sur l'album, vient de les atteindre. Du coup, eux-mêmes sont jeunes et ils rappent pour ceux qui leur ressemblent : les lascars de quartier. Du verlan, très présent dans les textes, jusqu'aux thèmes abordés, en passant par leur humour parfois borderline (mais très drôle), on voit bien que "95200" s'adresse aux jeunes des tiéquar. "Brigitte femme 2...", sorte d'interlude chanté, est une belle vengeance de toutes les humiliations subies de la part de la police : ouais, vous pointez vos armes sur nous, mais nous on pointe quelque chose d'autre en direction de vos meufs, et elles adorent ça! De plus, c'est une jolie provocation aux syndicats policiers qui s'étaient un peu énervés lors de la sortie de "Brigitte femme de flic" en 1992.
"Les rates aiment les lascars" est un peu dans le même registre (avec une des premières apparitions officielles de Doc Gynéco). Quant au morceau classique "Un été à la cité", qui en aura inspiré des dizaines d'autres par la suite, parle d'une réalité que seuls les mecs de quartier peuvent connaître : la pression de l'entourage qui veut que vous trouviez un taff, la même journée un peu monotone qui commence tard et se répète pendant deux mois, la chaleur insoutenable, le bruit des bécanes, les trafics, quelques tox bref, "la routine, quoi", comme le dira Salif 15 ans plus tard. Ce disque, c'est probablement le premier disque de rap fait par la cité, pour les cités dans l'histoire du rap français.
Des instrus de fou
Si l'album "95200" est resté dans les esprits comme un classique, c'est donc d'abord pour les thèmes abordés, pour le talent de Passy et Stomy au micro (les autres aussi), leur humour, l'identité quartier assumée jusqu'au bout, mais ausis pour les instrus. Musicalement, le Ministère AMER a pris des risques, en rappent sur des ambiances jamais vues. On pense évidemment à "Flirt avec le meurtre", produit par DJ Guetsh et Berny Craze. Le morceau n'est ni plus ni moins qu'un gros solo de guitare électrique sur lequel Stomy rappe pendant 5 minutes. On n'aura jamais revu ça pendant longtemps dans le rap français, une telle liberté dans les instrus, loin des codes de l'industrie directement importés d'Amérique. Ce n'est pas un hasard si, quelques années plus tard, Passi sera un des premiers à importer les sonorités africaines dans le rap français, enfantant, bien des années après, ce qui est devenu l'afro-trap. Globalement, les instrus de l'album sont assez oppressantes et c'est voulu : le but était de faire un album dont l'ambiance était fidèle à la vie en cité. Et au vu de la résonnance qu'a eue le disque, on peut dire que c'est réussi !