"Le ghetto français, ce ne sont pas les quartiers, mais la vieille élite"

Bruno Laforestrie, 37 ans, Directeur de la radio Générations 88.2, a accordé un entretien au journaliste Luc Bronner du journal Le Monde, dans l’édition du journal datée du 13 août 2010.

 

13 août 2010

" Le ghetto français, ce ne sont pas les quartiers, mais la vieille élite "

Pour Bruno Laforestrie, DG de Générations 88.2, la société française " a peur de sa jeunesse "

ENTRETIEN

Bruno Laforestrie, 37 ans, est une " tête chercheuse ", parmi les pionniers d'Internet, aujourd'hui patron de la radio Générations 88.2, un média très influent en banlieue parisienne.

De son poste d'observation, il dresse le portrait de nouvelles générations pour lesquelles la " diversité ethnique " est devenue naturelle, à l'inverse des élites traditionnelles, pétrifiées face au nouveau visage de la jeunesse.

D'où, selon lui, les polémiques récurrentes sur l'immigration, les banlieues et l'insécurité. " C'est le signe d'une société crispée, qui a peur d'elle-même, peur de sa jeunesse ", souligne-t-il.
 

Q: Les conflits d'intérêts entre les classes d'âge sont nombreux, mais la question générationnelle n'émerge pas. Pourquoi ? 

Il faut d'abord s'entendre sur le constat d'un conflit d'intérêts majeur. Sur le plan économique d'abord : notre société se caractérise par la concentration du patrimoine dans les mains des plus de 60 ans, d'un côté, et l'endettement public pour les nouvelles générations, de l'autre.

Sur le plan des élites ensuite : le pouvoir politique, économique et culturel reste aux mains des plus vieux, notamment des baby-boomers. Notre système intellectuel et politique demeure ainsi formaté par les clivages des années 1950 et 1960. Avec une conception dogmatique de l'opposition droite-gauche pour penser la société.

Or, je pense qu'il faut s'attendre à une explosion de la " dynamite générationnelle " dans les prochaines années parce que le conflit d'intérêts entre générations est trop flagrant. Les partis politiques n'ont pas pris conscience de cette évolution.

Q: Quelles sont les différences entre les générations au pouvoir et les nouvelles élites ? 

Deux mouvements se conjuguent pour donner aux nouvelles générations un profil différent. D'abord, la tendance au recentrage sur la sphère privée, amplifiée par la désillusion vis-à-vis de ces idéologies qui structurent les générations précédentes. Le deuxième mouvement est lié à Internet et aux possibilités d'interconnexion à travers les réseaux sociaux. D'où la possibilité, paradoxale, d'être replié sur le privé, sur sa tribu, sur sa communauté et complètement ouvert sur le monde, sur le global.

Q: Les élites actuelles comprennent-elles l'évolution en cours ? 

Les élites françaises ont subi deux chocs ces vingt dernières années. Le premier lié à l'émergence de nouveaux entrepreneurs issus notamment des nouvelles technologies qui bousculent les réseaux traditionnels.

Le second, plus profond encore, est lié au changement de visage culturel de la France : aujourd'hui, pour des raisons démographiques, c'est la jeunesse urbaine qui est dominante culturellement. Or, celui qui domine le soft power est en position de force.

Q: L'image des jeunes des quartiers n'a pourtant jamais été aussi mauvaise. 

Oui. Cette génération urbaine, que l'on a tendance à tort à réduire à la jeunesse des quartiers, est d'abord perçue comme une menace. On l'a encore vu avec les discours de Nicolas Sarkozy à propos des violences de Grenoble.  

C'est la lecture policière qui est privilégiée alors qu'on sait bien que, dans un Etat démocratique, les problèmes de société - pauvreté, intégration... - ne se règlent pas avec la police.

C'est sur la culture de rue qu'il faudrait agir en profondeur : s'occuper des milliers de gamins qui n'ont plus de repères en leur proposant quelque chose avant et après l'école, comme l'éducation populaire avait su le faire au siècle dernier.

Q: Comment se traduit cette domination de la banlieue ? 

C'est moins spectaculaire que des émeutes ou des descentes policières, mais cela témoigne d'un mouvement beaucoup plus profond. Regardez la publicité qui reprend les codes du graph et des banlieues. Regardez les tenues vestimentaires des adolescents, quelles que soient leurs origines. Ou leurs préférences musicales : les musiques urbaines représentent aujourd'hui une part très importante de la consommation culturelle. Pour les 15-25 ans, par exemple, jusqu'à 50 % des téléchargements sur Internet correspondent à du rap ou du R'n'B. Prenez le public de NTM au Parc des Princes : des jeunes de banlieue, des chauffeurs-livreurs mais aussi des banquiers ou des publicitaires !

Même chose pour le langage : le vocabulaire de la banlieue a envahi les cours de récréation, y compris dans les centres-villes... La jeunesse urbaine ne domine pas la culture officielle, mais celle de la rue, celle des grandes masses.

Q: Dans ces générations, la diversité ethnique est un enjeu ? 

La notion de mixité ethnique ou culturelle est complètement naturelle. On l'entend d'ailleurs à travers les termes utilisés : ces générations n'ont plus aucune difficulté à parler de Blancs, de Noirs, de Maghrébins et ne restent pas sur les expressions craintives sur les " jeunes issus de l'immigration ".

Pour les nouvelles générations, la question ethnique est dédramatisée parce que la diversité est une évidence. La mixité sociale, en revanche, reste une idée lointaine parce que l'entre-soi et la ségrégation sont très puissants.

Q: Comment évoluent les partis ? 

Le PS ne s'est pas encore remis de la génération Mitterrand. A l'époque, il avait fait son marché chez les énarques - ils sont toujours là. Quant à l'instrumentalisation réciproque du PS et de SOS-Racisme, on sait bien qu'elle n'a pas porté ses fruits sur le renouvellement de la gauche.

Côté UMP, il y a eu l'intuition, ces dernières années, de l'existence d'une fibre entrepreneuriale chez les jeunes des quartiers. Mais l'UMP s'est explosée à travers les débats sécuritaires et identitaires.

Q: D'autres pays ont-ils mieux perçu le mouvement ? 

Pour le reste du monde, le ghetto français, ce ne sont pas les quartiers ou les nouvelles générations de la diversité, mais bien la vieille France, cette vieille élite repliée sur les réseaux traditionnels.
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