Nicolas Rogès a écrit un livre à la fois vivant, ouvert à ceux qui ne connaissent pas forcément bien Kencrick Lamar, mais aussi un livre précis pour les spécialistes de hip-hop. Un livre pour tous, que l'on peut lire dans les transports ou le soir avant de s'endormir. Si la spécialisation est là, la détente aussi et c'est la force de cette biographie qui ne se déroule pas de façon chronologique, mais qui permet quand même de suivre Kendrick Lamar à la trace...
Pourquoi avoir choisi Kendrick Lamar comme sujet de ton livre ?
C’est une personnalité intéressante, car il n’entre pas dans les schémas médiatiques traditionnels. C’est un activiste, mais il est très discret, il ne parle jamais, y compris sur les réseaux sociaux, cela fait deux ans qu’on ne l’a pas vu, c’est aussi ce qui est frustrant pour ses fans. Il s’implique beaucoup dans sa communauté, notamment à Compton où il revient souvent. Il distribue des jouets, des fournitures scolaires, il soutient des labels locaux, il organise des œuvres de charité, il est très actif sur le plan social. Et puis, c’est une icône générationnelle depuis la sortie de "Alright" qui a été un hymne pour le mouvement Black Lives Latter en 2015 et encore aujourd’hui avec ce qu'il se passe aux Etats-Unis. Je trouvais aussi intéressant d’écrire sur l’histoire quand l’histoire est toujours en marche. On a tendance à écrire sur les gens uniquement quand ils sont morts. Et puis, je voulais aussi que ce livre serve de grille de lecture pour les prochains albums de Kendrick Lamar.
C’est vrai qu’il y a beaucoup de références à ses textes...
Oui, je me suis beaucoup appuyé sur ses paroles. Je les remets dans leur contexte à la fois musical et historique pour offrir deux niveaux de lecture sur la musique que tu écoutes. Le meilleur retour que l’on puisse me faire, c’est de me dire, j’ai écouté "King Kunta", je l’écoute tout le temps, c’est super entraînant, mais, maintenant j’ai compris pourquoi il l’avait appelé comme ça. C’est vraiment important pour moi. Parce qu’il y a quand même quelque chose de frustrant chez Kendrick pour un public français, c’est que ce n’est pas forcément facile de bien comprendre tout ce qu’il dit et c’est vraiment dommage de passer à côté parce que dans l’album "To Pimp a Butterfly", il dit énormément de choses sur le monde qui nous entoure. C’est pour cela que j’ai voulu traduire certains de ses textes pour les mettre à disposition d’un public pas forcément bilingue. Mais le livre, ce n’est pas que ça, j’ai vraiment retracé toute sa vie depuis sa naissance jusqu’à aujourd’hui.
Tu as été à Compton suivre ses traces ?
Oui, c’était hyper important d’aller sur le terrain. Dans "good kid", il parle de rues, de magasins ou de fast-food dans une écriture très visuelle. D’ailleurs, le sous-titre de "Good Kid, Maad City" c’est "un court-métrage" par Kendrick Lamar. Alors, j’ai eu envie de voir ça de moi-même. Je suis donc parti à Compton pendant une grosse semaine avec Julien Cadena, un photographe professionnel. Sur place, on a réalisé un reportage sur Compton publié par l’Abcdr du son dans lequel on a interrogé beaucoup de proches de Kendrick Lamar.
Et le toucher lui, c’est impossible ?
(Rires) TDE, c’est une forteresse, ils ne communiquent avec absolument personne sauf quand ils sont en promotion, et même là, c’est difficile. Moi, je les ai harcelés sur les réseaux sociaux. Je sais qu’ils sont au courant que j’ai écrit un livre parce que j’ai quand même réussi à avoir un manager de TDE et un des meilleurs potes de Kendrick lui a envoyé un texto pour lui dire ce que je faisais ça donc je sais qu’ils sont au courant, par contre je n’ai pas eu de retours. J’ai essayé de faire des choses "fourbes" comme aller voir des stagiaires qui venaient d’arriver chez TDE que je repérais sur LinkedIn et j’allais leur parler. Eux, ils me disaient qu’ils allaient se renseigner et je n’avais plus de nouvelles. Ça m’est arrivé 4 ou 5 fois donc j’ai arrêté. Au début, c’était frustrant, mais ça m’a forcé à chercher autour de TDE et Kendrick et donc d’aller interviewer des gens qui ont fait partie de leur vie, mais qu’on n’interroge jamais.
Tu n’as pas eu de mal ? Parce qu’on sait que certains artistes interdisent à leur entourage de parler d’eux...
J’ai eu une approche un peu différente car je savais qu’il y avait cette dimension et certains ont refusé de me parler à cause de ça, mais comme je suis allé sur le terrain pour le reportage pour l’Abcdr du son, ils ont compris que je n’étais pas uniquement là pour parler de Kendrick. Pour moi, c’était aussi une forme de respect de m’intéresser à eux et pas seulement à leur superstar d’ami. Ils ont apprécié que je raconte aussi leur histoire et, en les écoutant, j’écoutais aussi celle de Kendrick.
C’était important ?
Oui, parce que mon objectif, en partant là-bas, ce que je voulais c’est, à mon humble niveau, changer l’image que peuvent avoir les gens de Compton. Parce que c’est une ville qui a beaucoup changé depuis l’émergence du gangsta rap où c’était une des villes les plus meurtrières du pays avec un taux d’homicides énorme. La nouvelle mairesse est arrivée en 2012 et développe depuis des opportunités économiques pour la ville et la violence a beaucoup baissé. Et puis, il faut faire la différence. Compton, c’est une ville et Watts qui est juste à côté, c’est un quartier de Los Angeles. Ils ont apprécié que je vienne les voir en voulant raconter une autre histoire parce que c‘est aussi ça que symbolise Kendrick Lamar : il se présente comme un bon gamin dans une ville de dingues. Il parle aussi de la violence, mais de manière différente qu’Eazy-E ou Ice Cube.
En amont, cela doit nécessiter un gros travail ?
C’est vraiment long et c’est parfois frustrant parce que tu envoies plein de messages sur Instagram ou sur Twitter et beaucoup ne te répondent pas. Un jour, par miracle, un mec qui s’appelle G-Weed, une légende de Compton et un mentor pour Kendrick, a posté la photo de "To Pimp A Butterfly" et a taggué toutes les personnes qui sont sur la photo, car ce ne sont pas des figurants mais bien des potes de Kendrick Lamar. J’ai récupéré plein de comptes Instagram comme ça et je les ai tous contactés. Au final, j’ai pu rencontrer une vingtaine de personnes de cette façon. C’est un travail de fourmi, j’ai fait une sorte de généalogie autour de lui en partant de ses clips, de ses photos. Ça m’a pris six mois environ de faire ça, mais j’ai pu apprendre plein de choses sur Kendrick, sur son enfance et j’ai confirmé des choses sur lui que je savais déjà.
Propos recueillis par Grégory Curot.